La tendance rose est partout. Est-ce un retour en enfance ou… en arrière ?
Le rose, entre nostalgie et codes traditionnels, domine aujourd’hui les routines beauté. Mais derrière cette couleur douce, ne se cache-t-il pas un message plus profond ? Dans un monde où les droits des femmes sont menacés, cette omniprésence du rose pourrait dissimuler une régression déguisée.
Écrit par Camille Croizé le
À l’ère des réseaux sociaux et des luttes pour l’égalité des droits, nos vies semblent parfois évoluer dans une dystopie à la Black Mirror. Pourtant, dans l’univers de la beauté, une tendance étonnamment douce et colorée s’impose : le rose. Du blush aux rouges à lèvres, en passant par les packagings de cosmétiques, cette couleur pastel s’invite partout. Sur TikTok et Instagram, le quiet luxury makeup, doll makeup ou encore strawberry makeup explosent, glorifiant un idéal de féminité douce, discrète et… terriblement infantilisé.
Alors qu’à première vue, le rose semble incarner l’innocence : une touche de fraîcheur, une peau éclatante de jeunesse, une féminité intemporelle. Mais derrière cette apparente finesse, une question se pose : pourquoi cette couleur, historiquement liée à l’enfance et à la féminité traditionnelle, refait-elle surface avec autant de vigueur dans un contexte où les droits des femmes sont encore en jeu ? Ne serait-ce pas là, sous un masque de légèreté, un retour insidieux à des normes de beauté conservatrices ?
Une féminité effortless : la pression maquillée en rose
Il est étrange, ce contraste. Tandis que nos feeds Instagram affichent des visages frais et "naturellement" parfaits, le monde semble, lui, revenir en arrière. Aux États-Unis, la révocation de Roe v. Wade a restreint les droits reproductifs de millions de femmes, et dans plusieurs États, l’avortement est désormais interdit, même en cas de viol ou d’inceste. Parallèlement, à l’échelle mondiale, les femmes voient leurs droits réduits, tandis que des mouvements comme les tradwives gagnent en popularité sur les réseaux sociaux.
Ces femmes prônent une réapparition des valeurs traditionnelles, où la féminité se réduit souvent à un rôle domestique. Ce retour aux traditions s’accompagne d’un renouveau des tendances beauté : le quiet luxury et le very demure, very mindful se multiplient, mettant en avant un teint frais, des joues rosées et parfaites comme celles d’un bébé, et des lèvres discrètement teintées de rose, comme une poupée. Finalement, ce retour aux codes traditionnels se traduit par l’omniprésence de cette couleur - longtemps considérée comme enfantine et très genrée -, devenue un incontournable des routines beauté quotidiennes.
On pourrait penser qu’un blush n’est qu’un simple geste beauté, mais à bien y regarder, la tendance qui explose en ce moment dévoile une dimension plus complexe : tout est minimaliste, discret, et étonnamment docile. Bienvenue dans l’ère du makeup discret/sophistiqué (on peut dire merci aux meufs restées bloquées dans les années 60).
Inspiré de la mode quiet luxury – un style chic, mais ultra-sobre, popularisé par des figures comme Hailey Bieber – ce style de maquillage, que l’on voit depuis presque 2 ans absolument partout, impose aux femmes un standard de beauté à la fois exigeant et régressif : être naturellement parfaite, discrète et fraîche, sans jamais en faire trop. Il s’agit d’une perfection qui semble naturelle, sans effort, mais qui demande en réalité une maîtrise absolue. Autrement dit, une pression esthétique supplémentaire pour paraître impeccable.
Dans la lignée de l’esthétique clean girl - vous savez, ces filles cools, au mode de vie minimaliste - elles ont un visage frais et vous diront, si vous leur posez la question, “Non vraiment le matin je me maquille en 3 minutes montre en main” - ou du no makeup makeup - qui demande d’avoir un teint ultra-glowy et une peau zéro défaut -, le quiet luxury makeup repose, quant à lui, sur des codes clairs : un teint impeccable, une peau lumineuse mais "naturelle", des joues rosées et des lèvres, elles aussi rosées mais légèrement glossy. La règle d’or ? Pas de maquillage trop voyant. Le but ? Incarner une féminité discrète, fraîche, mais surtout : non intrusive.
Very demure, very mindful : une tendance très politique ?
Cette obsession pour la sobriété et le minimalisme n’est pas un hasard. En période de crise, de nombreuses sociétés ont souvent observé un retour aux codes esthétiques plus conservateurs. On se souvient des robes austères des années 40 ou des jupes midi des années 50, symboles de la reconstruction post-guerre. Aujourd’hui, la situation n’est guère différente : pandémies, crises économiques, reculs politiques sur les droits des femmes… autant de facteurs qui nous poussent à chercher un refuge dans des valeurs jugées plus sûres, plus rassurantes, plus traditionnelles.
Mais ces retours en arrière ne sont jamais neutres. Les joues délicatement rosées et les lèvres discrètes ne sont pas qu’une tendance TikTok innocente : elles incarnent un rejet subtil des esthétiques rebelles, individualistes et anticonformistes qui dominaient encore la décennie précédente. En effaçant les excentricités et les looks audacieux, cette tendance réaffirme une vision bien précise de la femme : belle, soignée, mais surtout discrète. La beauté n’est plus synonyme de liberté d’expression mais de conformité.
Comment le rose est-il devenu l’élément central de nos makeup ?
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Le rose est partout. À travers les tendances maquillage comme le strawberry makeup - un tendance selon laquelle il faut se maquiller de sorte à imiter…une fraise (autant vous dire que le rose est de rigueur) -, le doll makeup - qui nous pousse à ressembler à une poupée, une créature fragile et parfaite, à la peau lisse comme du porcelaine, avec des joues roses et des lèvres charnues, le tout sublimé par des faux cils interminables et un contouring maîtrisé - ou encore le igari makeup - un maquillage qui se distingue par l’application de blush de manière à imiter l’effet d’un "flush" naturel, comme si la personne venait de pleurer -, le choix du rose n’a rien d’anodin.
Longtemps symbole de féminité, il évoque l’enfance, la douceur, mais aussi une forme de fragilité. À une époque où les droits des femmes sont sous pression, ce retour en force du rose peut être vu comme une réponse aux crises actuelles : une manière de recréer un cocon rassurant. Mais pas que, c’est aussi un rappel implicite des attentes traditionnelles. Mais derrière ses nuances pastel se cache une réalité plus complexe : celle d’une féminité normée et souvent infantilisée. Une pression sociétale insidieuse semble se dessiner : celle d’une femme qui doit rester douce et accessible.
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En plus de maintenir un idéal de féminité qui romantise l’enfance, tout en exigeant un contrôle absolu, le rose réactive des stéréotypes de genre : une féminité lisse, sans éclat, sous la cloche du patriarcat. Ces esthétiques - que ce soit le visage juvénile du strawberry makeup ou la perfection irréelle du doll makeup -,véhiculent clairement des attentes oppressantes.
Et c’est là que réside la contradiction de cette tendance. Alors que les femmes sont de plus en plus nombreuses à revendiquer des droits égaux et à se libérer des rôles traditionnels, la beauté rosée semble remettre en scène une vision du féminin qui ne bouscule pas l’ordre établi, mais qui le consolide, doucement, mais sûrement.
Même si cela ne veut pas dire que le rose, ou le maquillage en général, soit intrinsèquement problématique, il est crucial de comprendre que ces choix ne sont jamais neutres. Ils participent à un jeu de société bien plus vaste, où la beauté, loin d’être simplement une expression individuelle, est aussi (et malheureusement) une forme de conformisme et d’infantilisation. Glorifier un visage frais et rosé, c’est peut-être refuser de voir la réalité en face : celle d’une femme adulte, qui lutte, qui vieillit, qui s’émancipe. Le rose devient alors un piège subtil, car sous ses nuances douces se cache un poids : celui d’une société qui, en temps de crise, préfère une féminité rassurante à une féminité rebelle.
Le rose n’est heureusement pas qu’un piège. Pour de nombreuses femmes, il représente aussi un acte de réappropriation. Selon Bettina Zourli - autrice, journaliste et créatrices de contenus féministes -, “Il y a clairement eu une vague rose Barbie après le film : au-delà d'une simple couleur, c'est vraiment une prise de conscience sur la misogynie encore prégnante des hommes qui se joue ici. Les hommes dénigrent ce qui est attribué au féminin ? Les femmes retournent l'insulte en jouant les codes du féminin à fond.” En adoptant cette couleur, elles transforment un symbole longtemps associé à la faiblesse en un outil de revendication. “Les femmes ré-investissent à fond le champ du féminin, qui a été dévalorisé et continue de l'être.” explique aussi Bettina Zourli.
Mais jusqu’où cette réappropriation peut-elle aller sans devenir un nouveau carcan ? Si le rose reflète les tensions de notre époque, il reste un miroir à double face. Entre célébration et pression, entre liberté et contrôle, il illustre les contradictions de la féminité moderne.