Comment les femmes se réapproprient la F1 (aka un sport historiquement sexiste) ?

La Formule 1 attire un public de plus en plus féminin. Et si ce sport exclusif a longtemps méprisé ses spectatrices, l’engagement et la puissance des fangirls sont aujourd’hui tels qu’elles ne peuvent plus être ignorées.

Écrit par Marion Dos Santos Clara le

Même sans rien comprendre aux safety cars (voiture de sécurité)et DRS (Drag Reduction System), on parie que vous n’avez pas pu échapper au phénomène F1. Ces dernières années, un changement majeur s’opère au niveau de la fanbase de ce sport. Entre les edits TikTok, les pages Tumblr, les vidéos YouTube et même les fanfictions sur les pilotes, les femmes sont à l’origine d’une nouvelle appréciation du sport automobile. 

Depuis 2022, 40% des spectateurs de sport automobile seraient des femmes, alors qu’elles étaient 8 % en moyenne à suivre les Grands Prix à la télévision en 2017, selon le PDG de la Formule 1, Stefano Domenicali. La Formule 1 est considérée comme un sport élitiste et masculin : seules deux femmes (Maria Teresa de Filippis en 1958) et (Lella Lombardi en 1975 et 1976), et un homme noir, (le septuple champion du monde, le GOAT, Lewis Hamilton) ont participé à des Grand Prix. Alors, comment expliquer l’engouement des jeunes femmes pour ce sport ?

L’effet Drive To Survive et TikTok

Depuis que Liberty Media a pris les rênes de la Formule 1, le profil des fans a radicalement changé. Le nouveau propriétaire a mis fin à la tradition sexiste des grid girls, ces jeunes femmes, choisies pour leur plastique, qui indiquent l’emplacement des monoplaces et a assoupli les restrictions précédemment imposées aux médias sociaux. La popularité de la série Formula 1 : Drive to Survive, diffusée pour la première fois en 2019 sur Netflix, a joué un rôle important dans ce regain d’intérêt, mais selon Toni Cowan-Brown, créatrice de contenu et commentatrice de F1, il s’agit d’une pièce d’un puzzle beaucoup plus vaste. “DTS a fait beaucoup de choses bien : elle a transformé la F1 d’un sport automobile de niche et obscur (en particulier pour les Américains) en une obsession grand public, elle a humanisé les pilotes et les personnalités clés du sport, elle a dramatisé le sport pour en faire un excellent sujet de conversation sur les réseaux sociaux”, explique-t-elle. Pour les novices, c’est un peu le The Real Housewives de la Formule 1.Mais, “les audiences et médias sociaux ont joué le rôle le plus important dans cette évolution récente du sport, qui s’est produite malgré la F1 et non grâce à elle”, continue la commentatrice sportive. 

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Juliette, 23 ans, connue sur les réseaux sous le pseudo @ju_f1_, a commencé à créer du contenu sur le sport automobile et la F1 pendant la pandémie, en 2020 : “Je faisais des TikTok sur tout et n’importe quoi, puis j’ai décidé de parler de la F1 parce que la saison reprenait et là j’ai fait des milliers de vues, donc je me suis dit qu’il y avait un public”. Des montages sur TikTok aux podcasts débriefant le dernier Grand Prix, il y en a pour tous les goûts.“Je me suis dit que j’avais une plateforme sur laquelle échanger sur la F1, et j’ai trouvé ça trop cool. C’est encore mieux d’être fan quand on a des personnes avec qui partager sa passion”, poursuit Juliette. Toni Cowan-Brown est tombée amoureuse de ce sport au fil des ans, après avoir assisté à la première course F1 de Michael Schumacher, septuple champion du monde, en 1991. “Je suis vraiment tombée dans la création de contenu autour de la F1 lorsque j’aidais des amis à comprendre ce sport en 2020 et que j'ai réalisé que ce que je partageais en one to one pouvait être utile à d’autres personnes. J’ai d’abord créé une newsletter dans laquelle je décryptais les sports, puis le Guide du débutant en F1 que j’ai ensuite utilisé pour créer de nombreuses vidéos verticales de courte durée pour TikTok, qui ont presque immédiatement connu un grand succès”, nous confie-t-elle. 

Autrefois réservée à une niche restreinte – aux hommes blancs et riches –, la F1 est désormais cool et attire un nouveau public. Et avec une fanbase féminine aussi importante, le pouvoir des femmes ne peut plus être sous-estimé dans le monde de la Formule 1. “La montée en puissance des fans féminines actives a incontestablement changé la donne, et pour le meilleur. Il y a toujours eu des femmes dans le sport, mais l’évolution vers les médias sociaux et numériques a permis à davantage de femmes d’occuper l’espace, de s’exprimer et de jouer un rôle actif dans tous les aspects du sport”, défend Toni Cowan-Brown. 

La fin du boys’ club ?

Selon un rapport de l’agence We Are Social intitulé Think Forward: Sports Edition, la nouvelle génération se tourne vers les réseaux sociaux pour découvrir du contenu sportif. “Beaucoup de créatrices créent ce type de contenu par nécessité – du contenu qu’elles voulaient consommer, qui avaient du sens pour elles et qu’elles aiment”, remarque Toni Cowan-Brown. “Les créatrices de contenu sur la F1 ont introduit de nouvelles terminologies, de nouvelles façons d’aborder et de consommer le sport, de nouvelles façons d’en parler, un nouveau style de contenu... Tout cela a d’abord été moqué par les fans, les équipes, le sport lui-même, puis reproduit et enfin célébré. Les femmes qui ont repoussé ces limites ne semblent jamais être reconnues, ce qui me fascine”, déplore-t-elle.

Le sport a connu une croissance massive depuis que Liberty Media a pris le relais : la saison 2022 de F1 a été la plus regardée de tous les temps aux États-Unis, et la plus forte croissance démographique a été observée chez les jeunes, âgés de 12 à 17 ans et de 18 à 34 ans, et chez les femmes. “Au début, les fans féminines et créatrices de contenu étaient très mal vues par les hommes. On était là juste parce que les pilotes étaient beaux, on n’y connaissait rien… C’était très dur d’être une femme dans le milieu du sport auto sur les réseaux. Heureusement, on se soutenait entre filles”, relate Juliette. Le fandom féminin se heurte à de nombreux préjugés, alors qu’il regorge d’expertes possédant des connaissances approfondies. En 2022, Christian Horner, directeur de Red Bull Racing, déclare que la Formule 1 “attire beaucoup de jeunes filles à cause de tous ces jeunes pilotes très beaux”. Parce que c’est bien connu : les femmes ne peuvent pas s’intéresser au sport pour autre chose. Dans une vidéo TikTok, la créatrice de contenu @Mgx énumère les commentaires qu’elle reçoit en tant que femme fan de F1 : “Alors, c’est quoi le DRS ?”, “Cite-moi un pilote à part Charles Leclerc”, “Pick me”, ou encore (mon préféré) “Juste pour attirer les gars”. Bref, les femmes doivent sans cesse prouver leur légitimité.

@xmgx__ Être une fille et aimer la F1 🧍🏽‍♀️💀 #pourtoi#f1#formula1#gpf1#ferrari#ferrarif1#formulaone#humour♬ son original - 𝐇𝐮𝐠𝐨’🇫🇷

On peut également se plaindre des doubles standards. “Si un homme commet une erreur, ce n’est pas grave. Si une femme commet une erreur, elle n’y connaît rien”, regrette Juliette. Dans une vidéo réponse aux préjugés sexistes de Christian Horner, la créatrice de contenu américaine Lissie Mackintosh déclare : “Je ne vous vois pas vous demander pourquoi les jeunes hommes regardent la W Series (un championnat de course auto réservé aux femmes, ndlr)”. Un homme qui commente la beauté d’une athlète féminine se voit rarement dire qu’il n’est là que pour ça. Si une femme ose se prononcer sur le physique d’un athlète, elle est vivement critiquée. Ces commentaires ne viennent pas seulement d’hommes, il y a aussi beaucoup de misogynie intériorisée. “Pour certaines créatrices, dire que les pilotes sont beaux nous dessert, je ne suis pas d’accord”, souligne Juliette. “Si j’ai envie de regarder la F1 pour les pilotes, je ne pense pas que ça dérange qui que ce soit au fond de son canapé. Chacun regarde pour des raisons qui lui sont propres : certains regardent parce que le bruit les passionne, d’autres uniquement pour les voitures ou les écuries”, argue la jeune femme. 

Ode aux fangirls du dimanche

“Il n’y a pas qu’une seule façon d’être un fan de F1”, soutient Toni Cowan-Brown. “C’est incroyablement personnel et les fandoms se présentent sous toutes les formes. C'est l'une des choses qui les rendent si incroyables”. On peut aimer un sport ET apprécier le divertissement, se passionner pour le rapport de Lewis Hamilton à la mode, écouter l’EP de Charles Leclerc et s’intéresser aux WAGS(wives and girlfriends) de la Formule 1 (ou aux mascottes du paddock, Leo, Roscoe et Simba, les chiens de Leclerc, Hamilton et Gasly). Sur TikTok, il existe des dizaines de vidéos sur le lien entre le fandom des One Direction et les aficionados de Formule 1. Interrogée par Business Insider, la TikTokeuse américaine Neha Sridhar déclare :“Il y a un chemin très naturel pour les personnes qui ont aimé les One Direction de se tourner vers la F1, qui est 100 % le mien”. Lorsque Hamilton a annoncé qu’il quittait Mercedes pour Ferrari, la jeune femme a fait l’analogie avec le départ de Zayn Malik des 1D en 2015. 

De nombreuses créatrices de contenu brisent les stéréotypes qui entourent la notion de “fangirl”. La vidéo TikTok de Toni Cowan-Brown, “In defense of the fangirl” (Pour la défense de la fangirl) a été l’un de ses premiers contenus d’opinion et le point de départ de la création de sa marqueet plateforme “Sunday Fangirl”. “Je voulais souligner la valeur des fans, et plus particulièrement des jeunes fans. C’était aussi un moyen de récupérer le terme “fangirls” - un terme trop souvent utilisé contre les jeunes femmes (ou toute personne qui ne correspond pas à la norme de ce que la société a décidé qu’un fan de F1 devrait être) pour les ridiculiser et les rabaisser - et de souligner à la fois la pertinence et le pouvoir économique que ces fans apportent aux sports qu’ils aiment. Je les considère comme le "milliard inexploité" de cette industrie”, précise-t-elle. Et pour cause, comme le rappelle la commentatrice, ce qui est incroyable avec les jeunes femmes, c’est qu’elles “savent comment s’organiser, construire des communautés et créer des espaces ludiques (il suffit de regarder ce qui se passe lors d’un concert de Taylor Swift)”

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Charlotte Tilbury X F1 Academy (Lola Lovinfosse sur la photo)

Mais le récent partenariat entre la F1 Academy (une compétition réservée aux femmes pilotes, ndlr) et la marque de cosmétiques Charlotte Tilbury pourrait bien changer la donne. “Le sport automobile est suivi par de nombreuses femmes et les pilotes de la F1 ACADEMY augmentent déjà la représentation et la diversité dans le sport. Grâce à ce partenariat, nous utiliserons notre plateforme mondiale pour promouvoir cette nouvelle génération de jeunes pilotes intrépides et ouvrir le monde du sport automobile, traditionnellement dominé par les hommes, à encore plus de jeunes femmes pleines de talent”, affirmait Charlotte Tilbury dans son communiqué en février 2024. 

Pour Toni Cowan-Brown, il est temps de respecter et célébrer les fangirls qui ne se contentent pas de s’amuser et d’apporter de la légèreté dans ce milieu vieillot mais créent des espaces inclusifs. “Les fans et créatrices de contenu poussent l’industrie à avoir des conversations qui auraient dû avoir lieu depuis longtemps, sur le sexisme, le racisme, les droits des LGBTQ, la justice raciale et la durabilité... Et leur simple présence est un point tournant pour le sport. Je crois vraiment que ce groupe démographique est en train d’écrire le prochain chapitre de ce sport”, conclut-elle.